LA CONSCIENCE
Admettons que rien de tout cela n'altère votre quiétude. Peut-être si désagréable que ce soit, m'écouterez -vous avec plus d'attention si sans m'arrêter à vous parler de ces mille dégoûts dont le total ne fait pas un remords mais une gêne obscure, je vous provoque directement à fouiller ces replis de votre conscience où sommeillent certains souvenirs dont un seul ne saurait remonter à la surface sans que même étant sans témoins , vous vous sentiez contraints de voiler votre regard comme pour refouler au- delà la honte prête à envahir votre visage.
Dites-moi , ô mon frère, que mes paroles en ce moment atteignent invisiblement mais profondément , êtes-vous tout-à-fait certain qu'il n'y a pas quelque part en un coin précis de la terre des êtres que vous avez plongés dans la souffrance, dans le dégoût , dans la révolte ou dans la mort ?
N'avez -vous jamais troublé volontairement ou à la légère un coeur de femme pour vous divertir un moment, sans que l'existence à jamais gâchée de votre victime pèse bien lourd dans vos soucis quotidiens ?
Ne vous-êtes vous jamais assis à la table de famille avec un coeur lourd des hideux mensonges de l'adultère baigné dans cet amalgame de bassesse , de déloyauté et de la lâcheté dont vous cherchez du reste la justification quasi-officielle chez quelques -uns de vos romanciers et auteurs dramatiques en quête de gros tirages et de succès lucratif. N'avez-vous jamais senti votre conscience vous faire mal à l'idée qu'il n'est pas tout à fait impossible que cet accusé assis sur les bancs de la cour d'assises, ancien enfant de l'Assistance publique, soit votre fils , celui que nous n'avez pas seulement voulu reconnaître mais que vous n'avez même pas connu ou dont la mère fut dédommagée à vos yeux par une somme d'argent étant , disiez-vous , ô cynisme de celles avec qui l'on s'amuse mais que l'on n'épouse pas. Et les affaires ? Et le commerce ? Et les places où vous êtes parvenus, vraiment n'y- a- t'il point là quelque chapitre du livre de votre vie , dont certaines pages seraient pour certains d'entre vous douloureuses à relire ?
Mais je suppose que votre conscience reste muette. Vous avez réussi plus ou moins à l'anesthésier et vous ne vous encombrez plus de remords. Votre regard sur la vie cependant, garderait-il sa tranquillité si rentré chez vous, vous trouviez ce soir votre enfant à la mort et que demain après une lutte désespérée de cette jeune vie qui ne veut pas finir , il vous fallut l'ensevelir cet être qui était tout votre espoir et apercevoir des mains étrangères , indifférentes river le couvercle d'un cercueil sur ce qui reste de vos tendresses et de vos ambitions ? Ah ! Pères infortunés , ce jour-là pourriez vous dire que vous ne ressentez point l'inquiétude humaine ?
Enfin si connaissant les secrets divins , je pouvais me diriger vers celui d'entre vous qui doit mourir le premier et lui dire mon frère dans tant d'heures tu ne seras plus, qu'éprouveriez-vous si vous étiez cet homme -là ?
Et lorsque l'infortunée que tu auras minée dans ses beaux jours succombera enfin à sa dernière maladie , lorsqu'elle sera là couchée devant toi, dans le plus triste abattement , qu'elle lèvera au ciel des yeux éteints et que la sueur de la mort sèchera sur son front ; que debout devant son lit comme un condamné , tu sentiras que tu ne peux rien faire avec tout ton pouvoir , que tu seras déchiré d'angoisses et que vainement tu voudras tout donner pour faire passer dans cette pauvre créature mourante un peu de confortation, une étincelle de courage ? ...
En vérité devant cette hypothèse qui sera un jour certitude , si votre coeur ne tressaille pas , je n'ai plus rien à vous dire , il ne me reste qu'à vous plaindre.
Extrait d'un sermon du Père Samson Carême 1924 à Notre Dame